Table de Matières (No.17)

La distribution des poussières à l'échelle de l'unité astronomique dans les nuages interstellaires

Patrick Boissé et Sophie Thoraval

Radioastronomie (ENS) - DEMIRM (Observatoire de Paris)



Introduction

On a l'habitude de considérer que l'extinction due aux poussières situées sur la ligne d'une visée d'une étoile est une grandeur constante dans le temps. Une expérience menée ces dernières années par A. Marscher et ses collaborateurs de l'Université de Boston, conduit à remettre en question cette hypothèse considérée jusqu'à maintenant comme tout à fait naturelle. Marscher et al. (1993) ont observé la source radio 3C111, située derrière le nuage moléculaire du Taureau, dans le but d'étudier les raies de H2CO en absorption 6 cm environ). 3C111 est associée à un groupe de galaxies lointaines (cz = 14500 km/s) et de ce fait, la ligne de visée traverse entièrement le nuage moléculaire et la matière plus diffuse qui l'entoure. Dans cette direction, les raies d'absorption de H2CO sont fortes ce qui permet de mesurer leur profil et leur intensité avec une excellente précision. En observant à plusieurs reprises cette absorption (avec un intervalle de temps typique d'un an), Marscher et al. constatent qu'elle varie, ce qui implique que la quantité de molécules H2CO présentes sur la ligne de visée a elle-même varié. Ces conclusions ont été accueillies avec un certain scepticisme (la reproductibilité de résultats obtenus à plusieurs mois d'intervalle n'est souvent pas parfaite ...) mais une seconde série d'observations a mis en évidence des variations en bonne continuité avec celles observées aux époques antérieures (Moore et Marscher 1995).

L'interprétation la plus simple de ce phénomène remarquable est la suivante: du fait du mouvement de la terre autour du soleil (V 30 km/s soit 6.3 UA/an; UA: unité astronomique soit 1.5 x 108 km) et du mouvement particulier du soleil dans la galaxie (V 20 km/s dans la direction définie par 18h et 30°) la ligne de visée vers une source située au delà du nuage dérive lentement et balaye successivement des régions adjacentes du nuage. De plus, la composante transverse des mouvements turbulents de la matière interstellaire provoque un lent renouvellement de celle-ci sur la ligne de visée; la vitesse associée est de l'ordre du km/s et cette seconde cause de variations (d'ailleurs non quantifiable puisque seuls les mouvements radiaux peuvent être mesurés) est probablement négligeable. Dans ce contexte, la détection de variations temporelles suggère naturellement qu'il existe des structures spatiales à des échelles Vt quelques UA.

Par ailleurs, dans le milieu moléculaire dense, de nombreux autres arguments plaident en faveur d'une structure fragmentée de la matière. Ainsi, plusieurs astronomes avaient remarqué que si les nuages sont uniformes, les mouvements observés y sont supersoniques; ces derniers devraient alors entraîner un taux de dissipation de l'énergie très élevé et par suite une durée de vie des nuages très courte, incompatible avec les observations. De plus, l'interprétation des raies de rotation de la molécule CO et de ses dérivés isotopiques observées dans le domaine millimétrique implique l'existence de fragments denses, de très petite taille et très nombreux (Falgarone et Phillips 1996).


A la recherche des variations d'extinction avec le 1m20.

Les résultats ci-dessus concernent principalement des "traceurs" de H2 (qui n'est malheureusement pas aisément observable), comme H2CO ou CO. Si les variations spatiales observées sont dues à des fluctuations de la densité de l'ensemble de la matière (ce que supposent Marscher et al.), alors d'autres traceurs devraient présenter les mêmes fluctuations. Ainsi, la présence de structure à petite échelle dans la distribution des poussières devrait induire des fluctuations spatiales de l'extinction à des échelles voisines de 1 UA, et par suite des variations temporelles de magnitude à l'échelle de l'année pour une source située en arrière-plan d'un nuage. Quantitativement, les variations relatives de la densité de colonne de H2CO observées par Moore et Marscher (1995) sont de l'ordre de 5 à 10%; si l'on suppose que les divers traceurs sont liés par une simple relation de proportionnalité (c'est à dire que leurs proportions relatives sont uniformes), on attend des variations comparables de l'extinction Av. Pour une extinction moyenne Av 2. mag, cela correspond à des fluctuations de 0.1 à 0.2 mag. qui devraient être aisément détectables.


Figure 1. Déplacement du point d'impact de la ligne de visée sur le nuage du Taureau en fonction du temps. La source observée est supposée placée loin derrière le nuage. Les dates auxquelles ont été effectuées les observations au 1m20 sont indiquées (sauf février 1995).



Aussi, nous avons entrepris une série d'observations au télescope de 1.20m de l'OHP pour rechercher d'éventuelles variations d'extinction à l'échelle de l'année en direction d'étoiles éteintes par le nuage du Taureau. Nous avons choisi la même région que Marscher et al.; il n'est cependant pas possible d'étudier la même ligne de visée car la source optique associée à 3C111 est un noyau actif de type Seyfert 1 et les objets de cette catégorie présentent de fortes variations intrinsèques. Par contre, les étoiles du champ sont directement utilisables pour notre étude: le complexe du Taureau est situé à une distance d'environ 350pc et il est aisé de vérifier (par ex. à l'aide du modèle de populations stellaires galactiques de Robin et Crézé 1987) que la grande majorité des étoiles de mv 16 - 18 qui nous intéressent sont situées bien au delà de ce nuage (leur distance typique est de 1 à 2 kpc). Nos observations permettent ainsi de sonder de nombreuses lignes de visée simultanément.

Des images CCD TK512 ont été obtenues à quatre époques différentes entre septembre 1994 et mars 1995 avant la mise en service de la nouvelle caméra. Par ailleurs, nous avons pu exploiter des données concernant un autre nuage, MBM 28 (situé à haute latitude galactique) pour lequel nous disposions d'images prises entre janvier 1993 et janvier 1995. Plusieurs filtres larges allant de B à I ont été utilisés. Cela nous fournit une méthode simple pour distinguer des variations intrinsèques éventuelles des étoiles et des fluctuations réellement dues à l'extinction: dans ce dernier cas, on s'attend à ce que l'amplitude des variations à diverses longueurs d'ondes suive la loi d'extinction (A 1/ dans le domaine visible). Quelques images ont également été obtenues pour un champ de référence situé dans une région non éteinte, à proximité du nuage; nous pensions en effet que pour attribuer de manière convaincante des variations de magnitude à des fluctuations d'extinction, il fallait être capable de montrer que des étoiles non obscurcies, observées avec le même instrument, présentent une magnitude stable à la précision des mesures. Ces champs de références permettent en outre d'évaluer l'extinction moyenne induite par le nuage: Av 2. devant 3C111 et Av 0.8 pour MBM 28.

Ce type d'observation est très bien adapté au site de l'OHP car il s'agit de mesures photométriques relatives, insensibles à la présence d'une faible absorption atmosphérique (une étoile brillante du champ est utilisée pour recaler entre elles les images prises à diverses époques). De même, la qualité d'image n'est pas critique. Pour optimiser l'exploitation de telles données, il est tout de même souhaitable d'obtenir une précision assez homogène sur l'ensemble des mesures (en augmentant le temps de pose si le seeing est moins bon).

Aucune variation significative n'a été détectée (excepté pour 3C111, qui, comme on l'a signalé précédemment, présente très certainement des variations intrinsèques). La limite supérieure (1 obtenue sur les variations relatives de l'extinction est Av / Av < 1.5% (pour 11 étoiles situées derrière le nuage du Taureau) et 0.8% (pour 6 étoiles derrière MBM 28) (Thoraval et al. 1996). Bien que l'extinction (et par conséquent ses éventuelles fluctuations) soit plus forte dans la bande B, les données V et I s'avèrent les plus contraignantes. Cela est dû à deux facteurs: d'une part la sensibilité du détecteur CCD est moins bonne en B et d'autre part, la plupart des étoiles ont une couleur rouge, d'autant plus qu'elles sont vues au travers d'un nuage.

En novembre 1996, nous avons eu à nouveau l'occasion de prendre quelques images du champ entourant 3C111, cette fois à l'aide de la nouvelle caméra CCD TK1024 installée au télescope de 1m20. Ces données supplémentaires portent à plus de 2 ans l'intervalle de temps durant lequel le suivi photométrique a été effectué pour le champ entourant 3C111; en termes d'échelles spatiales sondées, on atteint ainsi 8.5 UA entre les 2 époques extrêmes comme l'illustre la Figure 1 (pour calculer le déplacement du point d'impact de la ligne de visée sur le nuage, on a supposé la source placée à l'infini; dans notre cas, le déplacement serait réduit de 25% seulement si l'étoile considérée était située à 1.4 kpc). Ces observations confirment sans ambiguïté l'absence de fluctuations de l'extinction déjà notée dans les observations antérieures.

La Figure 2 montre les écarts de magnitude observés par rapport à la première époque, dans la bande V, pour 3 étoiles situées dans le champ du Taureau ainsi que pour 3C111: c'est seulement dans ce dernier cas que des variations (de nature intrinsèque !) sont présentes.


Figure 2. Variation avec le temps de la magnitude V de 3C111 et de 3 étoiles situées dans le même champ par rapport à la première observation (effectuée en septembre 94; noter la discontinuité dans l'échelle des temps entre mars 1995 et novembre 1996). Une étoile brillante du champ a été utilisée pour effectuer la calibration relative entre les diverses époques. Les barres d'erreur à 1 sont indiquées.



Conclusions

Les résultats présentés ci-dessus indiquent clairement que les structures détectées par Marscher et al. dans les raies de H2CO ne correspondent pas à des maxima prononcés de la densité totale de matière. En effet, s'il en était ainsi, tous les traceurs - et en particulier les poussières - présenteraient des variations spatiales d'amplitude et d'échelle caractéristique similaires. Pour expliquer les variations des raies de H2CO, on doit donc imaginer un autre scénario, par exemple que ce sont les proportions relatives des différentes espèces qui varient d'un point à un autre du milieu sur des échelles de l'ordre de l'unité astronomique; les structures de Marscher ne seraient alors pas des fragments bien individualisés mais simplement des régions enrichies localement en molécules H2CO.

Plusieurs mécanismes peuvent être envisagés pour expliquer ce type de ségrégation. Les modèles décrivant la chimie des nuages moléculaires supposent en général qu'un équilibre stationnaire est atteint; en réalité, les nuages constituent un milieu turbulent et les conditions physiques auxquelles est soumise une parcelle de gaz donnée (le champ rayonnement UV qui dissocie les molécules en particulier) changent en permanence. De plus, Le Bourlot et al. (1993) ont pu montrer que, dans certaines circonstances, on observe un phénomène de bistabilité chimique: deux phases présentant des états d'ionisation et des abondances relatives différentes coexistent. Des processus de ce type peuvent conduire naturellement à des structures spatiales très complexes. Plus simplement encore, si l'on considère que les mouvements turbulents assurent un brassage entre des régions plus ou moins enrichies en molécules, on conçoit aisément que le mélange obtenu à un instant donné ne soit pas homogène (comme de l'eau en mouvement dans laquelle on injecterait en permanence un colorant). A l'inverse des molécules, les poussières sont des constituants assez robustes; les mécanismes de formation/destruction des grains sont tout à fait différents et les temps caractéristiques associés bien plus longs, ce qui apparaît cohérent avec une distribution spatiale plus lisse. Pour mieux comprendre l'importance du caractère "dynamique" des processus évoqués ci-dessus dans l'apparition des petites structures détectées par Marscher et al., il faudrait pouvoir décrire celles-ci plus en détail et corréler les variations de H2CO avec celles d'autres espèces. Un tel programme est actuellement en cours à l'interféromètre de l'IRAM (Lucas 1995).

Le suivi temporel des magnitudes d'étoiles obscurcies effectué à l'OHP nous a fourni des contraintes au niveau de 10-2 sur les variations de la densité de colonne des poussières qui dominent l'extinction dans le visible, et ce, à l'échelle de quelques UA. D'autres méthodes, également mises en oeuvre à l'OHP, permettent d'accéder à des contraintes moins strictes mais portant sur un domaine plus étendu d'échelles spatiales. Par exemple, l'étude statistique des couleurs d'étoiles vues au travers de nuages translucides montre que la distribution des poussières est relativement uniforme pour toutes les échelles inférieures à 0.05 pc (Thoraval et al. 1997). De même, la brillance de surface de galaxies S0 ou elliptiques vues au travers de nuages moyennement opaques ne présente pas de granularité sensible à des échelles angulaires de l'ordre de la seconde d'arc (soit 0.001 pc pour un nuage situé à 200 pc). Il apparaît donc finalement que dans ce type de nuage, les poussières sont distribuées de manière relativement uniforme et qu'il n'existe pas de fortes fluctuations de l'extinction "cachées" aux petites échelles. Pour ce qui concerne la modélisation de la chimie du milieu interstellaire, ce résultat montre qu'on peut traiter localement le transfert du rayonnement continu UV comme dans un milieu homogène.


Perspectives

Plusieurs questions restent néanmoins ouvertes. D'une part, dans les nuages plus opaques (Av 5) où l'essentiel de la formation stellaire a lieu, les observations effectuées par Lada et al. (1994) dans le proche infrarouge suggèrent que la distribution spatiale des poussières est bien plus fragmentée que dans les nuages translucides que nous avons étudiés. Il est important de confirmer ce résultat et de mieux caractériser les propriétés statistiques de la distribution de matière au sein des nuages opaques car la présence de fragments joue certainement un rôle important dans le processus de formation d'étoiles et dans la propagation du rayonnement UV vers les régions les plus internes (Boissé 1990).

D'autre part, dans les régions diffuses, de nombreux indices montrent qu'il existe de très petites structures au sein du gaz atomique (H I, Na I) ou faiblement ionisé (Ca II) (Heiles 1997). Les résultats que nous avons obtenus pour des échelles de quelques UA concernent également ce type de milieu car pour Av 1 à 2, une fraction non négligeable de l'extinction provient du milieu diffus. Au vu des limites atteintes dans notre étude ( Av / Av 10-2), on ne peut exclure que des fluctuations de l'extinction existent au sein des nuages atomiques au niveau Av / Av 10-3 ou moins. Il est important de garder à l'esprit cette éventualité car des expériences de suivi photométrique très précis telles que COROT (détection d'oscillations stellaires et de planètes extrasolaires) pourraient être affectées par les propriétés du milieu interstellaire interposé entre l'étoile visée et l'observateur.


Références

Boissé, P. 1990, A&A 228, 483
Falgarone, E. et Phillips 1996, ApJ 472, 191
Heiles, C. 1997, ApJ 481, 193
Lada et al. 1994, ApJ 429, 694
Le Bourlot et al. 1993, ApJ 416, L87
Lucas 1995, in "Science with Large Millimetre Arrays", Ed P. Shaver, Springer
Marscher et al. 1993, ApJ 419, L101
Moore et Marscher 1995, ApJ 452, 671
Robin, A. et Crézé, M. 1987, A&A 157, 71
Thoraval, S. et al. 1996, A&A 312, 973
Thoraval, S. et al. 1997, A&A 319, 948


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