L'interprétation la plus simple de ce phénomène remarquable est la suivante: du fait du mouvement de la terre autour du soleil (V 30 km/s soit 6.3 UA/an; UA: unité astronomique soit 1.5 x 108 km) et du mouvement particulier du soleil dans la galaxie (V 20 km/s dans la direction définie par 18h et 30°) la ligne de visée vers une source située au delà du nuage dérive lentement et balaye successivement des régions adjacentes du nuage. De plus, la composante transverse des mouvements turbulents de la matière interstellaire provoque un lent renouvellement de celle-ci sur la ligne de visée; la vitesse associée est de l'ordre du km/s et cette seconde cause de variations (d'ailleurs non quantifiable puisque seuls les mouvements radiaux peuvent être mesurés) est probablement négligeable. Dans ce contexte, la détection de variations temporelles suggère naturellement qu'il existe des structures spatiales à des échelles Vt quelques UA.
Par ailleurs, dans le milieu moléculaire dense, de nombreux autres arguments plaident en faveur d'une structure fragmentée de la matière. Ainsi, plusieurs astronomes avaient remarqué que si les nuages sont uniformes, les mouvements observés y sont supersoniques; ces derniers devraient alors entraîner un taux de dissipation de l'énergie très élevé et par suite une durée de vie des nuages très courte, incompatible avec les observations. De plus, l'interprétation des raies de rotation de la molécule CO et de ses dérivés isotopiques observées dans le domaine millimétrique implique l'existence de fragments denses, de très petite taille et très nombreux (Falgarone et Phillips 1996).
Figure 1. Déplacement du point d'impact de la
ligne de
visée sur le nuage du Taureau en fonction du temps. La source
observée est supposée placée loin derrière
le nuage. Les dates auxquelles ont été effectuées
les observations au 1m20 sont indiquées (sauf février
1995).
Des images CCD TK512 ont été obtenues à quatre époques différentes entre septembre 1994 et mars 1995 avant la mise en service de la nouvelle caméra. Par ailleurs, nous avons pu exploiter des données concernant un autre nuage, MBM 28 (situé à haute latitude galactique) pour lequel nous disposions d'images prises entre janvier 1993 et janvier 1995. Plusieurs filtres larges allant de B à I ont été utilisés. Cela nous fournit une méthode simple pour distinguer des variations intrinsèques éventuelles des étoiles et des fluctuations réellement dues à l'extinction: dans ce dernier cas, on s'attend à ce que l'amplitude des variations à diverses longueurs d'ondes suive la loi d'extinction (A 1/ dans le domaine visible). Quelques images ont également été obtenues pour un champ de référence situé dans une région non éteinte, à proximité du nuage; nous pensions en effet que pour attribuer de manière convaincante des variations de magnitude à des fluctuations d'extinction, il fallait être capable de montrer que des étoiles non obscurcies, observées avec le même instrument, présentent une magnitude stable à la précision des mesures. Ces champs de références permettent en outre d'évaluer l'extinction moyenne induite par le nuage: Av 2. devant 3C111 et Av 0.8 pour MBM 28.
Ce type d'observation est très bien adapté au site de l'OHP car il s'agit de mesures photométriques relatives, insensibles à la présence d'une faible absorption atmosphérique (une étoile brillante du champ est utilisée pour recaler entre elles les images prises à diverses époques). De même, la qualité d'image n'est pas critique. Pour optimiser l'exploitation de telles données, il est tout de même souhaitable d'obtenir une précision assez homogène sur l'ensemble des mesures (en augmentant le temps de pose si le seeing est moins bon).
Aucune variation significative n'a été détectée (excepté pour 3C111, qui, comme on l'a signalé précédemment, présente très certainement des variations intrinsèques). La limite supérieure (1 obtenue sur les variations relatives de l'extinction est Av / Av < 1.5% (pour 11 étoiles situées derrière le nuage du Taureau) et 0.8% (pour 6 étoiles derrière MBM 28) (Thoraval et al. 1996). Bien que l'extinction (et par conséquent ses éventuelles fluctuations) soit plus forte dans la bande B, les données V et I s'avèrent les plus contraignantes. Cela est dû à deux facteurs: d'une part la sensibilité du détecteur CCD est moins bonne en B et d'autre part, la plupart des étoiles ont une couleur rouge, d'autant plus qu'elles sont vues au travers d'un nuage.
En novembre 1996, nous avons eu à nouveau l'occasion de prendre quelques images du champ entourant 3C111, cette fois à l'aide de la nouvelle caméra CCD TK1024 installée au télescope de 1m20. Ces données supplémentaires portent à plus de 2 ans l'intervalle de temps durant lequel le suivi photométrique a été effectué pour le champ entourant 3C111; en termes d'échelles spatiales sondées, on atteint ainsi 8.5 UA entre les 2 époques extrêmes comme l'illustre la Figure 1 (pour calculer le déplacement du point d'impact de la ligne de visée sur le nuage, on a supposé la source placée à l'infini; dans notre cas, le déplacement serait réduit de 25% seulement si l'étoile considérée était située à 1.4 kpc). Ces observations confirment sans ambiguïté l'absence de fluctuations de l'extinction déjà notée dans les observations antérieures.
La Figure 2 montre les écarts de magnitude observés par rapport à la première époque, dans la bande V, pour 3 étoiles situées dans le champ du Taureau ainsi que pour 3C111: c'est seulement dans ce dernier cas que des variations (de nature intrinsèque !) sont présentes.
Figure 2. Variation avec le temps de la magnitude V de
3C111 et de 3 étoiles situées dans le même champ
par rapport à la
première observation (effectuée en septembre 94; noter
la
discontinuité dans l'échelle des temps entre mars 1995
et
novembre 1996). Une étoile brillante du champ a été
utilisée pour effectuer la calibration relative entre les diverses
époques. Les barres d'erreur à
1 sont indiquées.
Plusieurs mécanismes peuvent être envisagés pour expliquer ce type de ségrégation. Les modèles décrivant la chimie des nuages moléculaires supposent en général qu'un équilibre stationnaire est atteint; en réalité, les nuages constituent un milieu turbulent et les conditions physiques auxquelles est soumise une parcelle de gaz donnée (le champ rayonnement UV qui dissocie les molécules en particulier) changent en permanence. De plus, Le Bourlot et al. (1993) ont pu montrer que, dans certaines circonstances, on observe un phénomène de bistabilité chimique: deux phases présentant des états d'ionisation et des abondances relatives différentes coexistent. Des processus de ce type peuvent conduire naturellement à des structures spatiales très complexes. Plus simplement encore, si l'on considère que les mouvements turbulents assurent un brassage entre des régions plus ou moins enrichies en molécules, on conçoit aisément que le mélange obtenu à un instant donné ne soit pas homogène (comme de l'eau en mouvement dans laquelle on injecterait en permanence un colorant). A l'inverse des molécules, les poussières sont des constituants assez robustes; les mécanismes de formation/destruction des grains sont tout à fait différents et les temps caractéristiques associés bien plus longs, ce qui apparaît cohérent avec une distribution spatiale plus lisse. Pour mieux comprendre l'importance du caractère "dynamique" des processus évoqués ci-dessus dans l'apparition des petites structures détectées par Marscher et al., il faudrait pouvoir décrire celles-ci plus en détail et corréler les variations de H2CO avec celles d'autres espèces. Un tel programme est actuellement en cours à l'interféromètre de l'IRAM (Lucas 1995).
Le suivi temporel des magnitudes d'étoiles obscurcies effectué à l'OHP nous a fourni des contraintes au niveau de 10-2 sur les variations de la densité de colonne des poussières qui dominent l'extinction dans le visible, et ce, à l'échelle de quelques UA. D'autres méthodes, également mises en oeuvre à l'OHP, permettent d'accéder à des contraintes moins strictes mais portant sur un domaine plus étendu d'échelles spatiales. Par exemple, l'étude statistique des couleurs d'étoiles vues au travers de nuages translucides montre que la distribution des poussières est relativement uniforme pour toutes les échelles inférieures à 0.05 pc (Thoraval et al. 1997). De même, la brillance de surface de galaxies S0 ou elliptiques vues au travers de nuages moyennement opaques ne présente pas de granularité sensible à des échelles angulaires de l'ordre de la seconde d'arc (soit 0.001 pc pour un nuage situé à 200 pc). Il apparaît donc finalement que dans ce type de nuage, les poussières sont distribuées de manière relativement uniforme et qu'il n'existe pas de fortes fluctuations de l'extinction "cachées" aux petites échelles. Pour ce qui concerne la modélisation de la chimie du milieu interstellaire, ce résultat montre qu'on peut traiter localement le transfert du rayonnement continu UV comme dans un milieu homogène.
D'autre part, dans les régions diffuses, de nombreux indices montrent qu'il existe de très petites structures au sein du gaz atomique (H I, Na I) ou faiblement ionisé (Ca II) (Heiles 1997). Les résultats que nous avons obtenus pour des échelles de quelques UA concernent également ce type de milieu car pour Av 1 à 2, une fraction non négligeable de l'extinction provient du milieu diffus. Au vu des limites atteintes dans notre étude ( Av / Av 10-2), on ne peut exclure que des fluctuations de l'extinction existent au sein des nuages atomiques au niveau Av / Av 10-3 ou moins. Il est important de garder à l'esprit cette éventualité car des expériences de suivi photométrique très précis telles que COROT (détection d'oscillations stellaires et de planètes extrasolaires) pourraient être affectées par les propriétés du milieu interstellaire interposé entre l'étoile visée et l'observateur.