La Lettre de l'OHP (No. 15)

Recherche de fullerènes et de PAHs dans le milieu interstellaire

Pascale Ehrenfreund

Observatoire de Leiden

Bernard H. Foing

Solar System Division, ESTEC, Noordwijk



DIBs, PAHs, C60, OHP et autres espèces

Depuis leur découverte il y a 70 ans, l'origine des bandes diffuses interstellaires reste un des plus longs mystères de l'astronomie moderne (Herbig 1975, 1995). Dans le domaine entre 4000 et 8000 Å, il y a à présent plus de 150 DIBs connus (Herbig et Léka 1991, Jenniskens et Désert 1994) avec une largeur équivalente supérieure à 10 mÅ/E(B-V). Des identifications diverses ont été proposées, sans succès. La comparaison entre des spectres de laboratoires de molécules organiques, et des observations spectroscopiques à haute résolution obtenues à l'OHP, a fourni récemment d'intéressants résultats, concernant la détection possible de C60+, et la recherche de PAHs interstellaires.

Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (PAHs), les fullerènes (C60, C70...) et leurs ions ont été proposés comme des molécules candidates possibles comme porteurs des bandes diffuses interstellaires (Léger et d'Hendecourt 1985, van der Zwet et Allamandola 1985, Kroto 1987, Léger et al. 1988, Kroto et Jura 1992). Les mesures de laboratoire, utilisant des techniques d'isolation en matrices de gaz rares et de photolyse UV pour  simuler les conditions interstellaires ont permis d'obtenir des spectres de PAHs, fullerènes et de leurs ions qui permettent une bonne comparaison avec les données interstellaires (Salama & Allamandola 1991, 1992 a,b, Ehrenfreund et al. 1992, 1994, Fulara et al. 1993).

Les grosses molécules organiques comme les fullerènes ou les PAHs présentent de fortes transitions dans l'infrarouge proche (Leach 1987). Alors que les bandes diffuses ont été extensivement étudiées entre 4400 et 8600 Å, les mesures de DIBs au-dessous de 4400 Å et dans le proche infrarouge sont rares, et seulement quelques bandes y ont été détectées (Hibbins et al 1994, Joblin et al 1990, Foing & Ehrenfreund 1994 a, b). Nous avons recherché en particulier de nouveaux DIBs dans l'infrarouge pour identifier les cations de C60, du coronène C24H12 et de l'ovalène C32H14. A cause de leur structure péricondensée, le coronène et l'ovalène étaient considérés parmi les PAHs les plus stables dans le milieu interstellaire.

Les observations ont été conduites au télescope 1.52m avec le spectrographe Aurélie avec une résolution de 36000. Le domaine spectral observé autour de 9500 Å est fortement absorbé par la vapeur d'eau atmosphérique et requiert les nuits les plus sèches possibles, ainsi qu'une stratégie d'observation et une méthode de correction tellurique, optimales.

Première évidence d'absorption diffuse par C60+ interstellaire

Le fullerène C60 a été découvert il y a seulement 10 ans, et reconnu (Kroto et al. 1985) avoir la géométrie magique de l'icosaèdre régulier (qui a fasciné Pythagore, L. de Vinci, ou les amateurs de football). C60 a davantage attiré l'attention depuis sa production en quantités macroscopiques (Kraetschmer et al. 1990) qui permit de réaliser son analyse physique, et d'envisager des applications pratiques ou industrielles grâce à ses remarquables propriétés physico-chimiques.

Des spectres de laboratoire de C60 et de ses ions ont été mesurés dans diverses matrices, rendant possible la recherche de fullerènes interstellaire. C60 est le plus stable et le plus dominant pendant la nucléation de fullerènes. L'inhibition par l'hydrogène pourrait limiter la formation de fullerènes à des environnements astronomiques spécifiques. Cependant une fois formé, C60 serait suffisamment stable pour survivre longtemps dans le milieu interstellaire. Le potentiel d'ionisation de 7.61 eV favorise son ionisation dans le milieu diffus.

Le spectre de C60+ mesuré dans les matrices d'argon ou de néon montre deux bandes principales (Fulara et al. 1993). Dans les données observationnelles obtenues avec Aurélie, nous trouvons deux bandes diffuses, les plus importantes dans le domaine 8000 à 10000 Å à 9577 et 9632 Å. La figure 1 montre une séquence de spectres réduits (normalisés à l'unité) d'étoiles du programme avec rougissement interstellaire croissant E(B-V). Les bandes satisfont aux critères de DIBs classiques, incluant la corrélation entre la largeur équivalente mesurée et le rougissement. Ces bandes coïncident à 0.1% avec les mesures de laboratoire de fullerène C60+ en matrice de néon, avec un décalage compatible avec des effets expérimentaux dans cette matrice (Foing & Ehrenfreund 1994 a). Ceci représente la première évidence pour l'existence du fullerène C60+ dans le milieu interstellaire, ce qui est la plus grosse molécule jamais détectée dans ce milieu.

Supposant la force d'oscillateur expérimentale de la transition de C60+ de 0.004-0.012 à partir de Kato et al (1992), nous déduisons que 0.3 à 0.9 % du carbone cosmique se trouve dans C60+. Ainsi C60+, grâce à la réactivité et stabilité de sa structure de cage, pourrait jouer un important rôle catalytique dans la chimie interstellaire.

Recherche d'hydrocarbures polycycliques aromatiques

Ce projet est mené avec L. d'Hendecourt et X. Désert (IAS, Orsay) et P. Jenniskens (NASA Ames). Les PAHs ont été proposés (Léger et Puget 1984) comme l'origine d'un ensemble de bandes infrarouges en émission non-identifiées (3.3, 6.2, 7.7, 8.6 et 11.3 microns) observées aussi bien dans des nébuleuses planétaires ou par réflexion, des régions H II ou des galaxies externes.

Ehrenfreund et al. (1992, 1994) ont mesuré dans des matrices de néon solide le spectre d'absorption visible des cations du coronène et de l'ovalène. Le spectre électronique du cation coronène présente deux fortes bandes d'absorption à 4592 Å et à 9465 Å, que nous avons recherchées dans des séries de spectres pris à l'OHP. La région autour de 9465 Å est très difficile à observer à cause de l'absorption tellurique (encore plus forte qu'à 9600 Å). Cependant, nous avons pu déterminer une limite supérieure de 0.05% à la quantité de carbone cosmique sous forme de cation coronène dans le milieu diffus (Ehrenfreund et al. 1994).

La seconde transition de l'ovalène apparaît à 9780 Å. Dans la figure 2, nous montrons une série de spectres corrigés de l'absorption tellurique. Cette région est relativement libre de résidus de cette correction, permettant d'atteindre une sensibilité raisonnable pour la détection de nouveaux DIBs. Cependant, il n'y a pas de forts DIBs dans le domaine de 9650 à 9850 Å. De possibles bandes diffuses à 9672, 9783 et 9798 Å apparaissent sur un spectre composite combinant les mesures des 4 étoiles les plus rougies. Ces DIBs, si confirmés, correspondraient à une largeur équivalente de 30 mÅ par unité de rougissement interstellaire. La bande à 9783 Å pourrait être une contrepartie du cation ovalène, conduisant à une limite inférieure à 0.05 % de carbone cosmique sous cette forme. Cependant, d'autres observations semblent indiquer que des PAHs plus petits comme le naphtalène et des composés du pyrène pourraient être présents dans le milieu interstellaire représentent 0.2 à 0.3 % du carbone (Salama & Allamandola 1993).

Les potentiels d'ionisation de ces PAHs ont éte mesurés en laboratoire (Tobita et al. 1992). Nous avons proposé une explication à la différence d'abondance entre ces PAHs. Sous l'effet photoionisant de l'UV interstellaire, les taux de formation de dications différent d'un ordre de grandeur entre ces molécules, ce qui pourrait fournir un mécanisme de sélection dans le milieu interstellaire (Ehrenfreund et al. 1994).

Conclusion

En conclusion, les bandes diffuses dans le proche infrarouge sont particulièrement utiles pour l'identification de grosses molécules telles que les PAHs et les fullerènes dans le milieu interstellaire. Une recherche de PAHs (cations coronène et ovalène) a conduit à une faible limite supérieure pour l'abondance de ces espèces péricondensées. Deux bandes dominantes dans le proche infrarouge ont été découvertes à l'OHP, compatibles avec les mesures de laboratoire de C60+. Ces résultats fournissent une forte évidence pour l'existence de C60+, comme la plus grosse molécule détectée dans le milieu interstellaire, et représente vraisemblablement la première identification directe de bandes diffuses interstellaires (Herbig 1995) . L'abondance estimée de C60+ (jusqu'à 0.9 % du carbone cosmique) indique que les fullerènes pourraient jouer un rôle important dans la chimie du milieu interstellaire diffus. Ceci ouvre des perspectives vers la recherche et l'étude de C60+ ou autres composés de fullerènes et de PAHs dans le laboratoire et le milieu interstellaire .


References

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Figures

Figure 1. Séquence de spectres Aurélie autour de 9600 Å réduits (normalisés à l'unité et décalés) des étoiles du programme avec rougissement E(B-V) croissant. Chaque spectre stellaire observé a été divisé après corrections instrumentales par un spectre d'étoile de référence de même type observée à la même masse d'air. La trace supérieure est un spectre de référence montrant la force de l'absorption tellurique. Des résidus après corrections sont indiqués (T). Deux nouvelles bandes diffuses interstellaires (DIBs) sont détectées à 9577 et 9632 Å, avec une absorption totale de 1.1 Å/E(B-V). Ces DIBs sont compatibles avec les deux bandes principales de C60+ mesurées en matrice de néon par Fulara et al. (1993) et d'Hendecourt et al. (1992), dont la position est indiquée.

Figure 2. Séquence de spectres Aurélie autour de 9700 Å réduits de façon similaire au domaine précédent. Un spectre composite des 4 étoiles les plus rougies, extrapolé à un rougissement E(B-V) = 4 est montré au bas de la figure, suggérant seulement des DIBs à 9672 Å, 9783 et 9798 Å (s'ils sont confirmés) avec des largeurs équivalentes inférieures à 30 mÅ/E(B-V). Le DIB à 9783 Å s'il correspond au cation ovalène indiquerait une limite supérieure de seulement 0.05 % du carbone cosmique sous cette forme.



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